L’utilisation d’un wargame par un groupe de managers aguerris dans une entreprise pharmaceutique et par de jeunes élèves officiers de l’armée française est une expérience rare – en France – qui mérite d’être partagée avec notre lectorat de passionnés (article rédigé par Philippe Hardy et paru dans le magazine des jeux d’histoire (WARGAMES) VaeVictis n°133 mars-Avril 2017).
Au commencement étaient les échecs
Si plusieurs origines différentes peuvent être associées au wargame, on s’accorde à penser que son développement est issu de différentes tentatives de transformation du jeu d’échecs en outil de simulation de batailles terrestres. Ainsi, les échecs de guerre, ou koeniegspiel, apparaissent en Prusse en 1644. Puis, ce jeu de simulation est lui-même transformé et adapté pour aboutir au kriegspiel, ce qui signifie littéralement wargame, au début du XIXe siècle. Dès lors, intégré d’abord à la formation des rois, puis des officiers de l’armée prussienne, le wargame s’est répandu dans les pratiques des armées du monde.
Le king’s sport se démocratise
Aujourd’hui le wargame n’est plus l’apanage des rois ou des militaires ; un large public s’en est emparé, sans pour autant démocratiser complètement sa pratique. Les wargames qui se trouvent dans le commerce sont encore réservés à une minorité. Cependant, le wargame n’est plus dédié qu’aux seuls joueurs, passionnés d’histoire ou aux militaires. Pour s’en convaincre, les connections UK en sont un bel exemple ; des organismes privés ou publics se sont appropriés la conception et la pratique des wargames pour l’appliquer à différentes situations propres à leur environnement : la gestion d’une crise humanitaire, l’évolution de tensions géopolitiques, la simulation d’un système de défense et bien sûr le déroulement d’un conflit potentiel.
Le principe du hérisson
Il s’agit d’un principe stipulant que le métier idéal pour celui qui l’exerce est à la croisée des chemins entre un besoin économique, une expertise identifiée et une passion. Malheureusement – sauf exceptions – aucun designer de wargames historiques ne peut vivre de sa passion. Toutefois, l’activité de consultant en stratégie d’entreprise et innovation peut offrir des occasions de conception ou d’emploi du wargame dans un contexte économique. Il peut m’arriver d’appliquer les principes du wargame dans le cadre de certaines missions, notamment par des approches innovantes pour la cohésion d’équipe et l’aide à la décision. Il m’a été donné d’employer récemment par deux fois des wargames pour des publics avertis ou étrangers à ces jeux.
Wargame or not wargame ?
A la fois (vieux) joueur et (jeune) concepteur, cette double approche me permet d’identifier de nombreux bénéfices directement transposables pour les entreprises. Ceci n’est pourtant pas une nouveauté. En effet, il existe plusieurs ouvrages fondateurs, notamment Wargaming for leaders (M.Herman), et Business Wargames (B.Gilad). Les titres sont toutefois assez trompeurs ; il s’agit plutôt de de jeux de rôles. Dans ces ouvrages, le terme wargame est abusif ; cette connotation martiale dispose cependant d’un atout majeur : il permet de séduire un comité de direction ou un dirigeant dont les objectifs sont d’affronter la concurrence. Un jeu de rôles semble plus difficile à accepter et mettra mal à l’aise ses participants devant se prêter à cet exercice.
Le jeu c’est ludique !
Actuellement la communauté des joueurs de wargames est scindée en deux groupes ; les joueurs de wargames « civils » et les joueurs professionnels pour l’essentiel des militaires, mais aussi quelques managers et consultants adeptes occasionnels du role playing wargame ou wargame sous forme de jeu de rôles. Du côté de la partition des joueurs civils, nous pouvons identifier les joueurs et les « historiens ». La première catégorie formée de professionnels ainsi que celle de quelques joueurs professeurs d’Histoire tentent de s’appuyer sur le jeu pour stimuler ou faire passer des connaissances d’une manière moins classique. Ainsi, en s’appuyant sur une forme de jeu de société, ils s’appuient sur trois composantes du jeu. Il produit de la satisfaction et il oblige à faire des choix tout en subissant les contraintes de la règle. De même, le jeu sans compétition met en de bonnes dispositions pour s’ouvrir à l’autre, échanger et partager un bon moment. De façon plus « orientée », les mécanismes ludiques permettent de prendre conscience et de comprendre une situation et de mesurer les décisions prises par les participants, sans conséquence pour les participants, si ce n’est d’améliorer un apprentissage.
Un phénomène de société
Pourquoi ose-t-on proposer de nos jours des jeux en entreprises ? Il me semble que c’est générationnel et viral. Les jeux nous entourent et la gamification est en marche… En fait, il s’agit du terme à la mode pour parler d’emploi de mécanismes de jeux à des fins sérieuses. Toutefois, il est indéniable que la société devient ludique. Ainsi, l’explosion des ressources et supports numériques a largement contribué à un glissement, à très large échelle, du jeu du domaine ludique vers le cadre professionnel. Cela a commencé avec le e-learning (formation rapide sous forme de quizz) en passant par le serious game (façon politiquement correcte d’introduire les jeux en entreprises), souvent, voire exclusivement sur support numérique. Cette façon d’aborder le jeu, si elle convient à certains, est toutefois assez longue à concevoir. En effet, faire appel à des développeurs est assez rigide une fois le système développé et coûte très cher. Alors, pour contourner ces inconvénients, on peut opter pour un retour au bon vieux desktop game qui permet de réaliser rapidement et à moindre coût un jeu de plateau. Actuellement, les logiciels grand public disponibles ainsi que les supports d’impressions de qualité permettent de réaliser facilement des prototypes, voire de petites séries quasi professionnelles.
Jouer c’est bien, concevoir c’est mieux
Pour modéliser un univers il faut – à défaut de les maîtriser – au moins bien comprendre ses mécanismes. Ainsi, tout concepteur de jeu aura pour tâche de se documenter sur l’environnement qu’il souhaite recréer ; cette démarche est primordiale et représente en soi un puissant moyen d’acculturation qui fait souvent défaut aux managers actuels. Trop pressés, ils sont dans l’opérationnel, trop focalisés sur la rentabilité, ils vont à l’essentiel. Cette première étape de recueil et d’analyses d’informations de l’environnement et des concurrents d’une entreprise ne peut être que profitable aux participants. Il s’agit ensuite de proposer une modélisation sur la manière dont interagissent tous ces acteurs dans leur environnement. C’est une démarche conceptuelle, mais qui permet de se poser des questions sur les stimulations de la mise en mouvement d’un concurrent, sur les freins rencontrés par une entreprise, sur les dynamiques de marchés, etc. Bref, la gamification des mécanismes doit permettre de faire comprendre comment fonctionne un marché. La conception d’un jeu de ce type nécessite donc d’assimiler tous ces paramètres et de les imaginer dans une perspective d’interactions dynamiques ; c’est un puissant outil d’apprentissage et de compréhension de son entreprise et des ses concurrents, des ses forces et faiblesses et des menaces et opportunités de son environnement.
Un wargame pour l’industrie
« Nous voulons un wargame ! ». C’est de cette façon que j’ai été contacté par le responsable de la formation d’un laboratoire pharmaceutique. Vous pouvez imaginer mon étonnement. Bien que mon activité de conseil soit liée principalement à l’innovation et la stratégie avec un soupçon de gamification, je ne m’attendais pas à une telle demande. Les différents échanges avec les parties prenantes m’ont permis de comprendre les attentes : un jeu qui place les équipes participantes en situation de compétition et de collaboration ; on dirait « co-pétition », avec des événements imprévus pour les mettre face à la nécessité de prendre des décisions rapides, qui suscite des interrogations, des réflexes, suffisamment ludique pour favoriser l’expression libre des participants, créer un climat propice aux échanges. Le jeu doit être suffisamment immersif et rattaché à la réalité, pour que les joueurs aient des repères, mais également que la hiérarchie soit rassurée.
De la guerre (économique)
J’ai donc développé un jeu sur-mesure, à la façon d’une formation, non plus descendante, mais auto-apprenante ayant comme support un jeu de plateau. Les participants évoluent dans l’univers qui leur est familier de l’industrie pharmaceutique. Cela permet de créer une résonance entre le jeu et leur quotidien, mais avec une dimension ludique très importante pour leur permettre de s’évader et de se divertir tout en apprenant. Ce jeu s’intitule GENERISK™ et permet de mettre en concurrence deux ou plusieurs équipes de six personnes, chacune ayant un rôle bien défini – quelques capacités spéciales permettant d’influer sur le cours du jeu (recherche, développement, production, conformité, investissements, commercialisation), dont l’objectif est de produire différents médicaments et de les implanter sur les six marchés représentés (des zones géographiques). Capacités spéciales des joueurs, objectifs collectifs et individuels, calculs de ratios dépenses / gains, saturation des marchés, événements aléatoires, formulations spéciales, définition d’une stratégie, sont autant d’éléments qui crédibilisent le jeu et rendent cette formation immersive. L’objectif étant de s’implanter sur les marchés les plus profitables et d’en obtenir le maximum d’argent. La filiation avec le Risk est lointaine, mais réelle pour la partie conquête des marchés. La production de médicaments à l’aide d’un plateau dit de ressources est un dérivé du plateau de production de la série World in Flames.
Le déroulement
Autant le dire d’emblée, les participants ont été surpris par la démarche. Mais, une fois la surprise passée et les objectifs présentés, ils se sont merveilleusement bien prêtés au jeu ! Cela s’est déroulé sur deux jours et nous avons réalisé six tours de jeu. À chaque tour, de nouvelles règles ont été introduites afin d’élargir le domaine d’apprentissage du jeu, en le complexifiant un peu certes, mais en l’affinant aussi. Comme le public était exclusivement issu des milieux scientifiques, certains aspects liés à la production, à la stratégie et les différents éléments aléatoires, ont contribué à une prise de conscience de tout un pan de l’activité pharmaceutique qui ne leur était pas si familier, voire inconnu. Les contraintes de temps, le stress des aléas, la concurrence des adversaires ont permis d’immerger les joueurs dans un univers concurrentiel où les décisions doivent être prises rapidement et leurs conséquences immédiates. Au final, ce wargame devient une simulation de développement de médicament de la R&D à la commercialisation. Ici, on ne produit pas d’armes, mais des formulations pharmaceutiques et on n’attaque pas d’adversaire, on commercialise des médicaments. Les joueurs ont été mis en situation d’identification d’opportunités et des menaces et de prises de décisions grâce à un outil de réflexion stratégique.
D’une guerre à l’autre
J’ai eu l’opportunité de rencontrer un professeur d’intelligence artificielle qui intervient à l’École Militaire de Saint-Cyr Coëtquidan. Il se trouve qu’il souhaitait modéliser un jeu en solitaire « Raid sur Bruneval 1942 : opération biting », que j’ai conçu. Très rapidement l’idée d’une simple présentation du jeu et de sa genèse s’est élargi à une intervention sur toute le développement d’un jeu, de l’idée à son édition. Je n’ai pas la prétention d’être un professionnel et en aucun cas de me comparerait à mes ainés dans ce domaine, mais il me semble que la démarche est peu ou prou la même, qu’on soit Marie-Louise ou grognard. Les errements et les difficultés se situent aux mêmes étapes de la conception : simplicité et mécanismes des règles, tests et améliorations, balance entre jouabilité et historicité, dynamique, etc. Il faut tenir dans la durée un projet long, guère rémunérateur et motiver des gens autour de celui-ci (testeurs, développeur, relecteur). C’est donc du haut de ma modeste activité de concepteurs de huit jeux que je leur ai fait part de mon expérience en la matière. Toutes mes remarques ont eu une résonance particulière et ont donné lieu à des échanges intéressants, eux-mêmes ayant comme objectif de créer un wargame dans le cadre de leur formation militaire.
Test grandeur nature
À l’issue de ma présentation, j’ai invité les participants à tester un prototype de jeu simulant la bataille de Verdun (1916) à l’échelle du régiment. Il s’agissait d’illustrer mes propos et d’évaluer l’équilibre et la dynamique de jeu, principaux éléments d’un wargame réussi. Les règles se voulant simples pour embarquer rapidement les joueurs, la partie a très vite commencé en opposant deux équipes de six joueurs. Le succès a été immédiat et les échanges ont été profitables pour améliorer certains éléments. À l’issue de la partie, un moment d’échanges informels a eu lieu sur des wargames réalisés par ces jeunes militaires passionnés ; les thématiques sont actuelles, à l’échelle tactique, tout à fait dans la lignée de leur formation militaire. En effet, dans un premier temps, la finalité de leur formation doit les conduire au commandement d’une section de trente hommes et donc à pratiquer un niveau de stratégie aux enjeux certes intéressants mais limités.
C’est peut-être en deuxième partie de carrière que le niveau se corse, avec l’apprentissage d’une stratégie engageant plusieurs milliers d’hommes dans un contexte complexe et souvent interallié. Le Wargame, à ce niveau-là, se justifie sans doute plus. Cependant, le souhait de la hiérarchie est de développer le Wargaming à l’ensemble de la promotion et non plus le limiter à un module optionnel.
Le couteau suisse du cadre
Pour conclure, le wargame sous sa forme de jeu d’entreprise, est un très bon outil de cohésion d’équipe, il permet d’huiler une mécanique de management ou de commandement et permet aux participants des mises en situation de stress positif et de challenge. C’est aussi un puissant outil d’analyse, de réflexion, d’apprentissage qui permet d’y étudier de nombreuses problématiques auxquelles sont confrontés les dirigeants d’aujourd’hui. De nombreux cadres – managers ou officiers – peuvent se servir du wargame comme support adapté à leurs réflexions stratégiques. Je vois cet outil comme un façon pratique et dynamique et non plus théorique et statique d’évaluer les forces & faiblesses de l’entreprise ainsi que les opportunités & menaces de son environnement.
Que ce soit en pratiquant le jeu ou en assurant la conception, cet outil est riche des analyses et des enseignements qu’il permet d’exploiter. Il me semble que les managers d’entreprises seront plus enclins à tester cette nouvelle approche originale et innovante pour eux, qui sort réellement des sentiers battus des formations habituelles ou des méthodes de cohésion d’équipes classiques. Il ne doit pas être limité à une perception ou conception du type jeu vidéo ou jeu de rôles, mais bien considéré dans une perspective plus large et être adapté en fonction des cas particuliers. Je garde ainsi une nette préférence pour le jeu de plateau, largement moins cher à développer et plus facile à modifier qu’un jeu vidéo tout en proposant une visualisation dynamique de données que l’abstraction sous forme de jeu de rôles ne permet par ou difficilement.